Par Marie-Ève Charron
Parmi les enjeux soulevés par la notion de célébration, ceux touchant le mémorial sont particulièrement complexes. Par sa faculté de transformer la mémoire en pierre, à pétrifier un fragment du passé pour le rendre visible à une collectivité et intervenir ainsi dans la construction de son identité, le mémorial accentue le travail de sélection et révèle de ce fait la nécessité d’un choix à portée consensuelle. Quoi retenir en effet du passé, quoi fixer que l’oubli ne devrait pas emporter? Et, par conséquent, qu’est-ce qui devrait être conservé pour les générations futures et fonder nos actions à venir?
Toutes ces questions ont été stimulées au cours des dernières décennies par ce que Pierre Nora a nommé la « boulimie commémoriale » et sa dérive en «devoir de mémoire». Dans son ouvrage où il étudie les «lieux de mémoires (1)», l’historien français observe la prolifération des commémorations et des objets de célébration, tendance encouragée depuis que, notamment, les regards sont moins sereinement tournés vers l’avenir. Une des conséquences d’un tel phénomène est d’avoir entraîné une forme de «guerre des mémoires» entre les communautés, pour qui il n’est d’ailleurs pas rare que les horreurs rattachées au passé, vécu ou revendiqué, servent d’argument pour invoquer la priorité de l’attention (2). Nous serions ainsi à l’« âge politique de la mémoire (3) ».
L’exemple du 400e anniversaire de la ville de Québec en 2008 a aussi révélé le nœud que pouvait poser la célébration du passé (4). L’événement a avivé certaines divergences politiques ou idéologiques entravant ainsi l’unification d’une collectivité derrière une seule vision du passé, même si cet exercice de mémoire ne passait pas, lors de cette occasion, par sa cristallisation dans la pierre. L’acte de mémoire, ou de célébration, peut, comme le donne à entendre la définition élargie des lieux de mémoire donnée par Nora, s’appliquer à travers des symboles ou des emblèmes. Quoi qu’il en soit, l’absence de consensus autour d’une vision du passé prouve la logique imparable d’exclusion que le mémorial provoque. Et à défaut de choisir, pour éviter de diviser, les manifestations commémoriales peuvent paradoxalement se transformer en exercice d’amnésie. Elles soulèvent alors plus encore la méfiance, en ce sens qu’elles ne deviennent souvent que l’expression mercantile de l’industrie du divertissement qui, elle, carbure au présentisme.
L’art contemporain fournit des exemples d’œuvres qui ne sont pas, à proprement parler, des lieux de mémoire – tels des monuments ou des bâtiments ayant un objet de célébration précis (par exemple le Musée Juif à Berlin conçu par l’architecte américain Daniel Libeskind) – mais qui permettent d’éclairer de manière critique la question du mémorial, ainsi que sa relation avec le travail de la mémoire. Ils sont en cela également révélateurs des prétentions universelles ou communautaires qui accompagnent ces activités. C’est dans cette perspective que je souhaite aborder des œuvres du collectif de Québec BGL.
Un discours vert unificateur
Le collectif composé de Jasmin Bilodeau, de Sébastien Giguère et de Nicolas Laverdière produit des œuvres qui abordent indirectement, mais avec une récurrence indéniable, les thèmes de la mémoire en mettant en scène des objets et des situations qui n’existent plus ou qui sont en voie de disparaître, tandis que la marchandisation et l’exploitation de la nature gagnent du terrain. Ainsi, un véhicule tout-terrain transpercé de flèches se vidait de son huile (Jouet d’adulte, 2003) ou encore un orignal empaillé pivotait sur lui-même en guise de tourniquet à l’entrée d’une galerie commerciale (Venise, 2004). L’un et l’autre des dispositifs évoquaient l’idée d’espèces menacées, portant en même temps un regard dérisoire et mordant à l’endroit d’un symbole viril de la consommation ou d’une récupération utilitariste.
Il est par ailleurs tentant de voir dans certaines œuvres du collectif des sortes de mémoriaux éphémères, comme dans la cathédrale de Se réunir Seul (1999) (5) et dans la maison désertée de la Villa des regrets (1999) (6) où BGL optait pour des matériaux fragiles, exposant alors l’irrémédiable disparition de lieux échafaudés en bois et en papier. L’espace de célébration fondé sur la répétition de rites qu’est la cathédrale ne conservait que sa façade, avec ses rosaces et ses fenêtres en ogive. Le lieu de culte se présentait plutôt à l’intérieur comme un cinéma désolant donnant vue sur un sinistre stationnement. La Villa des regrets, une maison typique de banlieue, était ajourée pour mieux intégrer le champ de maïs dans lequel elle se trouvait, ce qui paraissait alors comme le revers négatif d’un mode de vie individualiste rendu possible grâce à la standardisation de la production de masse, secteur agricole inclus.
Dans ces deux cas, le trio présente les affres de la vie moderne et l’obsolescence d’une époque antérieure. En donnant à voir les désastres engendrés avec le temps, ces installations amènent à se souvenir de ces ressources épuisées, de cette harmonie disparue avec la nature, d’une perte d’authenticité. BGL fournit des visions claires de choses révolues devant lesquelles le spectateur se recueille un moment, comme dans un sanctuaire, avant de prendre conscience de l’écart qui l’en sépare, de même que de l’évidence d’un lien rompu ou de l’incapacité de le voir renaître. En même temps que cette vision est claire, elle rappelle toutefois qu’elle est faite de papier ou de bois et qu’elle s’avère ainsi éphémère. Ces installations relèvent alors plutôt de la logique de l’anti-monument. Elles n’érigent pas de certitudes autoritaires, mais s’édifient temporairement sous les yeux du spectateur affirmant, dès lors, le travail de la mémoire. Le mémorial de papier fabrique un passé.
À l’abri des arbres (2001) (7) est sans doute l’installation de BGL qui soulève ces questions avec le plus d’acuité, tant par l’intensité de l’expérience proposée au spectateur que par la complexité de la construction temporelle qu’elle induit. Faisant complètement oublier le cube blanc muséal où elle était édifiée, l’installation donnait à parcourir un trajet tortueux à travers une architecture de carton et de papier, des matériaux modestes et usagés que les artistes avaient recyclés. L’œuvre immersive se découvrait à partir d’un bureau anonyme qui entraînait ensuite le spectateur dans un couloir neutre qui le faisait arriver dans ce qui semblait être un entrepôt. Quelques objets épars aiguillaient le visiteur sur ce qui l’attendait ensuite : une grande salle de banquet où s’accumulait une myriade de cadeaux aux emballages colorés et brillants.
Les paillettes de lumière qui animaient l’espace procuraient un sentiment de faste et d’opulence ; la table avait visiblement été mise pour une fête exceptionnelle. La même impression d’abondance s’imposait dans l’espace suivant où le spectateur, après avoir monté dans une pièce sombre et plongé son regard par une des meurtrières, pouvait apercevoir une forêt dense de conifères. Mais c’est précisément à ce moment que l’émerveillement cessait abruptement, puisque les subterfuges et les faux-semblants du spectacle étaient alors démasqués : le miroir démultipliant, le carton recyclé, la charpente fragile reposant sur des colonnes inégales de boîtes cadeaux, le papier glacé de mauvaise qualité, entre autres, avaient réussi à en mettre plein les yeux, dissimulant la pauvreté des moyens mis en place.
C’est que la fête en effet s’avérait bel et bien terminée ; tous les convives étaient d’ailleurs partis. Le spectateur découvrait avec malaise qu’il était le témoin d’un événement passé et que lui-même n’avait peut-être jamais été attendu pour cette fête. La disparition de son reflet par un judicieux trompe-l’œil au cours du trajet lui avait par ailleurs déjà laissé entendre qu’il avait trépassé. N’avait-il pas joui du spectacle alors qu’il était sous terre, dessous les arbres qui, découpés à même le plafond de carton, laissaient filtrer la lumière?
Ces composantes de l’œuvre permettaient d’y détecter une transposition installative du genre de la vanité (8). Le caractère éphémère des bien terrestres, le dépérissement des choses matérielles est en effet un rappel de la finitude humaine et de la mort. Tout en touchant cet aspect de la condition humaine, l’installation semblait aussi porteuse d’un commentaire à saveur écologique. Lorsque le spectateur passait de l’amoncellement de cadeaux, au niveau du plancher, à l’étendue de conifères, au second étage, chacun des univers était d’abord perceptible pour lui-même, puis foncièrement indissociable l’un de l’autre. L’accumulation de biens, voire la surconsommation, n’avait donc été possible que par l’exploitation des conifères que le plafond ajouré montrait en négatif, comme s’il s’agissait, en somme, d’une déforestation abusive (9).
Le motif de la fête au «sous-sol», À l’abri des arbres, est à la fois une allégorie d’un mode de vie axé sur l’abondance matérielle, avec son réconfort illusoire, et la représentation d’une célébration dédiée aux ressources naturelles qu’il a fallu exploiter et dont la disparition est évoquée. BGL propose ainsi un point de vue à partir du discours écologique ambiant, porteur de consensus et à prétention universelle, qui relie la surproduction à la dégradation de la Terre. Par son caractère éphémère – l’ensemble a été détruit à la fin de l’exposition pour ne plus jamais être reconstruit –, l’installation se propose toutefois comme un monument qui n’est pas encore érigé, mais qui serait en quelque sorte le mémorial anticipé d’un sujet de choix, une catastrophe planétaire, puisque la forêt dans sa majesté n’apparaît qu’à l’état de mirage.
À l’exemple d’un pèlerinage, le déplacement spatiotemporel du spectateur dans le dispositif donnait à expérimenter le dévoilement progressif d’une certaine vision de la réalité, reprenant en cela la fonction du mémorial qui consiste à revalider une lecture du passé, même pour ce qui est des horreurs les plus insoutenables. Quant au sujet choisi par BGL, il est potentiellement porteur de consensus, construisant de ce fait une vision universelle qui se veut partageable et communicable pour tous les humains. La vision distanciée du passé et celle anticipée du futur qui sont données à voir au déambulateur font de ce dernier le témoin et sujet potentiel de la continuité de l’espèce humaine, la mémoire jouant ici le rôle de moteur de transmission par l’actualisation.
Alors que la société de l’hyperconsommation plonge l’humain dans une fuite en avant insensée par le renouvellement constant et accéléré des besoins, alors que la logique de l’instantané gouverne le rapport au temps dans les sociétés postindustrielles, À l’abri des arbres propose en quelque sorte un point d’orgue, un lieu de mémoire façonné de carton et de papier propice à l’examen de ce qui s’annonce déjà perdu. Il reste que l’exacte réplique, à la fin du parcours, du bureau anonyme qui avait au début accueilli le spectateur exposait sans détour que le mémorial est d’abord et avant tout un dispositif programmé, une expérience planifiée, un espace administré auquel les sociétés hypercapitalistes ont de plus en plus recours aujourd’hui dans le but d’unifier les pensées ou de construire du consensus.
NOTES
- Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1997. 3 tomes. L’historien a porté son attention sur le cas de la France.
- C’est l’horizon de réflexion entre autres soulevé dans l’émission radiophonique Mythographies du 8 août 2008 sur les ondes de France Culture et dont le thème était le mémorial.
- Idem.
- Ces tensions sont rapportées par Antoine Robitaille dans «Antimilitaristes et nationalistes manifestent contre le 400e», article paru dans Le Devoir du vendredi 4 juillet 2008 à la page A2. Une autre controverse a par la suite été soulevée autour du projet de reconstitution de la bataille des plaines d’Abraham en vue de célébrer son 250e anniversaire à l’été 2009.
- L’installation a été présentée à la Maison de la culture Côte-des-Neiges, du 1er juin au 21 août 1999.
- Ce projet a été réalisé avec le 3e Impérial, centre d’essais en arts visuels de Granby, du 16 juillet au 30 septembre 1999.
- Exposition tenue au Musée d’art contemporain de Montréal du 8 novembre 2001 au 10 février 2002.
- C’est la lecture proposée par le critique d’art Bernard Lamarche dans «Se perdre n’est pas si triste» (Le Devoir, samedi 10 novembre 2001, p. C10.)
- Un renversement similaire, perceptible en deux temps, a été mis en place par BGL dans leur intervention in situ Sentier battu au Festival international de jardins aux Jardins de Métis à l’été 2002.
Auteur : Marie-Ève Charron
Esse No 67, dossier Trouble-fête / Killjoy